Le défi d’une science de la vie à visage humain
L’éthique visant fondamentalement au bien intégral de l’homme, c’est-à-dire, au bien de l’homme orienté vers une finalité, quel que soit le degré d’évolution de la science, la vraie avancée doit l’être en humanité. Une telle avancée est conditionnée par les valeurs intrinsèques à la vie du scientifique : sa lucidité, son objectivité, sa rigueur, sa précision, son aversion du mensonge, sa capacité de compassion, son style d’espérance… La manière dont ces valeurs sont prises en compte dans la vie d’un homme conditionne ses travaux en matière scientifique.
Edifier une science à visage humain, c’est savoir se retirer d’une course effrénée vers le progrès pour tabler davantage sur la qualité éthique de la vie. (Cf. Francesco Pannebianco. La lecture, l’écriture, l’arithmétique et, de manière générale, la science ne sont pas importantes si elles ne nous rendent pas plus humains). Edifier une science à visage humain, c’est avoir souci des êtres faibles et fragiles, car la valeur d’une civilisation humaine se note aussi au soin qu’elle sait prendre des êtres sans défense. L’humanité attendue de notre monde au regard des sciences de la vie est celle qui nous rend capables de nous mettre à la place de l’autre, de savoir souffrir pour lui et en raison de ce sens de compassion, de promouvoir une réciprocité comme style de vie sociale fondée sur le respect et la promotion mutuels.
Si la science est marquée par d’importantes avancées, c’est faire œuvre de vérité que de savoir communiquer sur les incertitudes qu’elle porte aussi. Parler donc de l’absence, de l’incomplétude à investir tous les domaines de la vie par la science ne saurait être un dénigrement de la vie, mais faire la vérité. Une telle vérité, loin de discréditer la science, doit plutôt en requalifier le visage et le rendre humain, en donnant une idée de ses limites et des domaines à investir au besoin. La certitude scientifique ne tient pas dans la capacité à gommer toute peur, mais à savoir susciter aussi humainement toute inquiétude légitime. L’œuvre à faire est parfois de lutter pour transformer le destin marqué par la fatalité en un devenir potentiel. Et une vie en devenir gardera toujours une part de l’inattendu, de l’incertitude à bien des égards. Un passage du livre de Tobie (Tb 6,2-5) peut être l’illustration de cet inattendu. C’est l’histoire du jeune Tobie qui quitte la maison de ses parents pour la première fois. Sa chance est que son aventure est accompagnée par l’archange Raphaël. Le voilà à la tombée de la nuit au fleuve pour s’y laver. Un énorme poisson est sur le point de le dévorer ; effrayé, il crie au secours. L’ange réagit bien sereinement : « Prends ce poisson par les ouïes et tire-le à toi. » Puis : « vide ce poisson et conserves-en le cœur, le fiel et le foie car ils seront employés comme d’utiles remèdes ». Tobie, rassuré, applique fidèlement la consigne.
L’effrayant poisson est identifiable à une ressource technologique dont Tobie se sert pour se tirer d’affaire. C’est en suivant les consignes de l’ange qu’il sera en mesure d’accomplir sa mission et de soigner son père. De même dans bien des domaines de la science telle qu’elle se développe aujourd’hui, nos peurs sont fondées et ce n’est pas en les niant qu’on les fait disparaître, mais en les affrontant ou en renonçant sagement à faire de la vie de l’homme un instrument de test. D’ailleurs, bien des législations existent pour encourager la recherche et encadrer les expérimentations.
Fonder une science de la vie à visage humain, c’est par exemple, dans le cadre du diagnostic prénatal, de faire de la découverte d’anomalies fœtales une opportunité de meilleure prise en charge de la grossesse ou de l’accouchement. Ce n’est donc pas de l’encouragement d’une culture de la mort1 qu’il s’agit. Pousser à une interruption de la grossesse pour les doutes qui planeraient sur la bonne santé de l’enfant à faire naître, c’est choisir de ne pas faire face à l’inattendu que contient aussi, raisonnablement, la vie humaine dans certains cas.
Donner un visage humain aux sciences de la vie aujourd’hui, c’est savoir garder la juste distance vis-à-vis du culte de la performance, tel que prôné par les neurosciences. Elles font passer en effet de l’idée d’une médecine réparatrice à celle d’une amélioration de la nature humaine. Rester de façon réaliste humain aujourd’hui, c’est contrecarrer l’idéologie trans et post-humaniste en ne développant pas de l’amalgame entre le réel et le virtuel.
La science à visage humain, n’est-elle pas celle-là qui se fait solidaire de la situation des malades réels plutôt que celle qui dépiste des « maladies potentielles » pour reprendre les mots de Brigitte Chamk2 ? La science à visage humain, n’est-ce pas celle qui tient compte des principes éthiques ? En cela est éclairant la lettre encyclique Veritas Splendor sur la Splendeur de la Vérité par Jean-Paul II. Avec Jean-Paul II en effet, il convient en tant qu’homme de science de la vie, de retenir que : « les actes humains sont des actes moraux parce qu’ils expriment et déterminent la bonté ou la malice de l’homme qui les accomplit 3» . Ainsi en est-il de la science de la vie quant à la qualité d’humanité qu’elle permet d’édifier. Elle fait appel à l’éthique de vie qui meut le chercheur. Si les principes éthiques semblent taxés d’être des principes d’un temps et donc des principes rétrogrades, on comprend alors que sous le couvert du progrès – qui ne devrait pas s’opposer à l’éthique – l’on fasse vraiment régresser la société en humanité. Mais de fait, l’authentique éthique est ouverte à la vérité totale de l’être humain et ne saurait jamais être mesquin ou se traduire en un frein au progrès réel en humanité. Au contraire,
quand l’Etat promeut et enseigne, ou même impose des formes d’athéisme pratique, il soustrait à ses citoyens la force morale et spirituelle indispensable pour s’engager en faveur du développement humain intégral et il les empêche d’avancer avec un dynamisme renouvelé dans leur engagement pour donner une réponse humaine plus généreuse à l’amour de Dieu . 4
Les convictions éthiques, loin donc de freiner la recherche scientifique au service de la vie, affinent l’orientation au bien plénier de l’homme, dans cette conscience que « tout est lié »5 . On comprend alors sur le terrain de la recherche scientifique éclairé par l’éthique que : « l’agir est moralement bon quand les choix libres sont conformes au vrai bien de l’homme et manifestent ainsi l’orientation de la personne vers sa fin ultime »6 . Car l’homme est le fruit d’un projet qui le dépasse et l’homme ne saurait être la référence ultime de sa vie. Il est ouvert à la transcendance et ne s’épanouit pleinement que dans l’hétéronomie. [« l’homme passe infiniment l’homme » (Blaise Pascal)]. L’utilitarisme ou le pragmatisme montrent donc ce manque de « pondération des bien moraux7 » dont parle Veritas Spendor en rapport à la vie pratique.
Si la science de la vie, loin de s’épanouir dans l’éthique qui l’oriente à une finalité intégrale, devient autoréférentielle, il s’inscrit dans un « téléologisme » qui peut se développer en « conséquentialisme » ou en « proportionnalisme ». Le conséquentialisme « entend définir les critères de la justesse d’un agir déterminé à partir du seul calcul des conséquences prévisibles de l’exécution d’un choix8 » . Le proportionnalisme quant à lui : « pondère entre eux les valeurs de ses actes et les biens poursuivis ; s’intéresse plutôt à la proportion qu’il reconnaît entre leurs effets bons et leurs effets mauvais, en vue du « plus grand bien » ou du « moindre mal » réellement possibles dans une situation particulière9 » . Une telle conception n’est pas éthiquement recevable ; car alors, la fin justifierait n’importe quel moyen. Un acte intrinsèquement mauvais ne devient pas une valeur ou une vertu parce que canonisé par le résultat auquel l’on parvient. Avoir une idée claire de ces principes éthiques aide à inscrire fondamentalement dans la dynamique du bien nos choix et nos actions dans tous les domaines de la vie. Tel est le contexte où peut se mouvoir une science de la vie à visage humain. Dans un tel contexte, l’on ne saurait parler d’obsolescence du principe éthique, car édifier une science sans finalité intégrale (de tout homme et de tout l’homme), humaine, c’est vouloir le bien de l’homme contre l’homme.
1 - Contre la culture de la mort on peut lire avec intérêt la lettre encyclique Evangelium Vitae sur l’évangile de la vie de Jean -Paul II
2 - CHAMAK, B., « Enjeux éthiques de certaines activités en neurosciences » in SLD Emmanuel et François HIRSCH, Les nouveaux territoires de la bioéthique, Editions Erès Toulouse, 349.
3 - JEAN-PAUL II, Lettre Encyclique Veritatiss Spendor, n° 71 §2 : AAS 85, 1993, 1190. Cf. S. THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, I-II, q. 1, a.3 : Idem sunt actus Morales et actus humani »
4 - BENOIT XVI, Lettre Encyclique Caritas in Veritate n° 29 : AAS 101, 2009, 664.
5 - L’expression tout est lié revient d’ailleurs un certain nombre de fois dans la lettre encyclique Laudato’ si’ du pape François.
6 - JEAN-PAUL II, Lettre Encyclique Veritatis Spendor, n°74§2 : AAS 85, 1993, 1192.
7 - JEAN-PAUL II, Lettre Encyclique Veritatis Spendor, n°74§2: AAS 85, 1993, 1192.
8 - JEAN-PAUL II, Lettre Encyclique Veritatis Spendor, n°75 §1: AAS 85, 1993, 1193.
9 - JEAN-PAUL II, Lettre Encyclique Veritatis Spendor, n°75 §1: AAS 85, 1993, 1193.