Vivre d’une foi incarnée, c’est aussi prendre soin de l’environnement
Le principe éthique: quel monde voulons-nous pour demain ?
Face à la science peu portée pour s’autolimiter, malgré ses performances, se pose la problématique de la quête de sens dans les réalisations scientifiques. Le pape François le mettait bien en exergue dans sa Lettre Encyclique Laudato’ si’ sur la sauvegarde de notre maison commune, terre :
Le fait est que « l’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de son pouvoir », [84] parce que l’immense progrès technologique n’a pas été accompagné d’un développement de l’être humain en responsabilité, en valeurs, en conscience. Chaque époque tend à développer peu d’auto-conscience de ses propres limites. C’est pourquoi, il est possible qu’aujourd’hui l’humanité ne se rende pas compte de la gravité des défis qui se présentent, et « que la possibilité devienne sans cesse plus grande pour l’homme de mal utiliser sa puissance » quand « existent non pas des normes de liberté, mais de prétendues nécessités : l’utilité et la sécurité ».[85] L’être humain n’est pas pleinement autonome. Sa liberté est affectée quand elle se livre aux forces aveugles de l’inconscient, des nécessités immédiates, de l’égoïsme, de la violence. En ce sens, l’homme est nu, exposé à son propre pouvoir toujours grandissant, sans avoir les éléments pour le contrôler.
En conséquence, l’homme est livré à son propre égo prédateur et dominateur. De même, cette visée du contrôle ou de l’autocontrôle de son pouvoir par l’homme nous place au cœur de la question éthique ; d’où la question de fond : quel monde voulons-nous pour demain? L’enjeu téléologique de cette question met en exergue la finalité de l’éthique, et l’éthique vise fondamentalement le bien intégral de l’homme. Il s’inspire donc du sens de la dignité de l’homme, que Charles Taylor qualifie de « notre sens indéracinable que la vie humaine doit être respectée » . Le cœur de cette visée éthique c’est la centralité de la personne humaine. Ratzinger a des expressions fort éloquentes à ce sujet :
la structure démocratique sur laquelle entend se construire un Etat moderne aurait une certaine fragilité si elle ne prenait pas comme fondement le caractère central de la personne humaine. C’est d’ailleurs, renchérit-il, le respect de la personne humaine qui rend possible la participation démocratique .
Au regard des sciences de la vie en grande expansion, et pour autant que l’on se soucie de l’homme dans la société et dans une vision intégrale de l’histoire, émergent plusieurs lieux de réflexion critique.
Le premier lieu est celui la pression économique par rapport aux réelles préoccupations de la bonne vie de l’homme. De ce point de vue, les gains économiques et la compétition peuvent tendre à faire perdre de vue le bien essentiel pour l’homme dans les options techniques cultivées au service de la vie. On peut rencontrer sur ce chemin des chercheurs peu soucieux de l’aspect éthiquement douteux de leurs projets. C’est là une des conséquences d’une hyper focalisation sur la dimension marchande des sciences.
Le deuxième lieu de critique, même si on le rencontre peu chez nous, en raison de la réalité relativement peu avancée des sciences, est lié à la manipulation du vivant. C’est la perspective où se retrouve le transhumanisme aujourd’hui avec des visées surréalistes de création d’un homme aux performances physiques, intellectuelles et émotionnelles augmentées. C’est l’impasse où introduit la biologie synthétique sans éthique. Ce faisant, on fait de la modification génétique une fin en soi à systématiser et à rationaliser toujours plus, indépendamment de la finalité de la vie de l’homme. Dans ce sillage de la manipulation du vivant se situe aussi la « violence sacrée » en contexte cultuel dans bien des cultures et nous n’en sommes pas épargnés. On pense aux sacrifices rituels et à l’instrumentalisation des organes humains dans le but d’une pseudo conquête de puissance magico-sorcière. Les questions de vente d’organes humains y passent aussi. Ce sont là des pratiques aux antipodes d’une éthique de vie qui tienne compte de la dignité de l’homme et de la sacralité de toute vie.
Une troisième et dernière critique se rattache à la responsabilité politique du chercheur. Le mot de Rabelais nous vient ici à l’esprit : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’âme est à entendre ici, à la suite de Lalande, comme « principe de vie et d’animation », de centre éthique d’évaluation et de discernement. Cette troisième critique est souvent alimentée par le climat de suspicion entre le chercheur et la population. C’est là que se comprennent les problématiques ou enjeux engageant la conscience, les choix de société et le traitement qu’on fait des personnes. Parfois des idéologies racistes aggravent la question au point que l’on voit réellement l’humanité en crise dans les choix scientifiques faits. C’est ce qu’illustre le scandale de Tuskegee (une petite ville de l’Alabama) : il s’agit de la plus longue et donc la plus cruelle expérimentation criminelle jamais advenue. Elle a eu cours de 1932 à 1972. Des médecins étudiaient en effet sur des sujets noirs, l’évolution naturelle de la syphilis, alors même qu’elle pouvait être traitée de longue date par la pénicilline. L’opération fut financée par le service de santé publique américain. Cet exemple de scandale et bien d’autres du même genre sont l’expression du fait qu’on ne saurait, en pratique, attendre de la technoscience de la vie qu’elle sache s’imposer des limites. Mais faire appel à la médiation politique extérieure est-ce la solution ?
De ce qui précède sur les trois aspects critiques évoqués émergent trois orientations éthiques indicatives :
Il convient de se souvenir du fait que :
1. Le progrès scientifique est une catégorie socio-historique construite et en tant que tel il doit être interrogé pour être mieux incarné dans son contexte. C’est le moyen de sonner le glas à sa naturalisation. Et l’Afrique peut se distinguer à ce point par l’insistance sur la culture d’une science humanisante de la vie.
2. Il faut savoir renoncer à certaines innovations technologiquement possibles au nom de principes politiques et du vivre ensemble qui sont plus importants que le progrès pour le progrès, entendu que ce dernier peut paradoxalement induire une régression.
3. C’est faire preuve de réalisme humain que d’accepter l’idée de finitude, d’imperfection et de fragilité inhérente à la vie humaine et aux êtres vivants (Cf. Diderot). C’est une manière concrète de ne pas entrer dans le projet mégalomaniaque du transhumanisme et du transgénisme aujourd’hui en vogue. Une vie en devenir garde toujours une part nécessaire de l’inattendu. Quelle est la conscience que la science de la vie est appelée à faire incarner aujourd’hui ?
1 - TAYLOR, C. Sources of the self. The Making of the Modern Identity, Cambridge University Press, 1989, 8.
2 - CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique. 24 novembre 2002.
3 - Voir J. H. Jones, Bad Blood: The Tuskegee Syphilis experiment, New York, Free Press, 2005.