C’est sur le thème « Le citoyen béninois et l’argent : comment reconquérir la primauté des valeurs humaines ? » que le public a été invité le jeudi 17 septembre 2020 au Chant d’Oiseau pour la cinquième conférence sociale mensuelle de l’Institut des Artisans de Justice et de Paix / Chant d’Oiseau (IAJP/CO). Et la personne ressource sollicitée pour présenter ce thème était le Professeur Adolphe KPATCHAVI, Anthropologue et Professeur titulaire des universités du CAMES.
A l’entame de son propos, le conférencier fait observer que le problème de l’argent, ce n’est pas l’argent, mais c’est l’homme ; l’homme qui a des problèmes avec tout ce qu’il a créé ou tout ce que Dieu lui a donné le pouvoir de créer. Aussi, la vision dominante selon laquelle l’argent est une panacée ou une solution à tous les problèmes de la société contemporaine est de notre époque et il est difficile de s’y soustraire. C’est d’ailleurs cette vision, poursuit le Professeur KPATCHAVI, qui imprime sa logique à la gouvernance politique et économique mondiale écrasante actuelle, portant à la mise entre parenthèses des valeurs sociétales. Face à cette réalité, le conférencier a articulé ses réflexions autour de trois axes : (1) la dimension anthropologique et sociologique de l’argent, (2) le citoyen béninois et l’argent, (3) comment reconquérir la primauté les valeurs humaines ?
Abordant la première partie de son exposé, le Professeur KPATCHAVI relève que d’un point de vue anthropologique, on pourrait définir l’homme à la fois comme « une créature et un créateur ». Il est une créature de Dieu à l’image de Dieu qui l’a investi pour dompter et dominer tout ce qui existe sur la terre à l’image de Dieu. En second lieu, il est un créateur car de tous les êtres vivants, c’est lui qui est doté de capacités de créer, d’inventer tout ce qu’il faut pour faire face à ses besoins existentiels et pour faciliter la vie en société. C’est ce qui fait d’ailleurs de lui un « être culturel ». Et c’est dans cet élan de création que l’homme a inventé la monnaie ou l’argent, comme un moyen de change, le plus souvent matérialisé sous la forme de billets et de pièces de monnaie, qui est accepté par une société pour payer des biens, des services et toute sorte d’obligations.
C’est dans ce rapport que naît toute la problématique liée à l’argent. En effet, l’histoire nous renseigne que l’homme a toujours eu vis-à-vis de l’argent deux types de comportements : la haine ou l’amour. En principe, ces deux extrêmes sont à éviter. Sur le plan moral, l’argent lève un coin de voile sur la nature humaine et dévoile son identité de vertueux ou de faiblesse. Ainsi, considéré au départ comme un moyen, l’argent est devenu une fin de par ses usages déviants, favorisant l’émergence des inégalités sociales. De ce point de vue, l’un des usages déviants de l’argent, selon le philosophe grecque Aristote, est son accumulation pour en tirer profit. Pour lui, garder l’argent pour soi au lieu de l’utiliser comme moyen d’échange est un usage contre nature. Tout bien considéré, l’appétit d’accumulation de l’argent est aussi vieux que l’homme, mais il a pris de l’ampleur de nos jours pour s’étendre dans tous les domaines : politique, économique, social, culturel, cultuel, familial, etc.
Au niveau de la deuxième partie relative au citoyen béninois et l’argent, le conférencier a fait l’option d’une analyse contextuelle partant de la conférence nationale de février 1990. Ce choix se justifie par le fait que la thématique annuelle traite de l’engagement citoyen en contexte démocratique et l’histoire nationale portant sur la démocratie a comme point de référence la conférence de février 1990.
En introduisant sa réflexion, le conférencier a rappelé qu’il y avait d’abord un contexte global marqué par le déclin du communisme dans les années 90 ; déclin qui a propulsé le monde vers une nouvelle gouvernance politique et qui a surtout contribué à une globalisation du libéralisme économique. Au Bénin, le contexte spécifique est marqué par la crise sociopolitique et économique ayant conduit à la conférence des forces vives de la nation. Ainsi, les relations du citoyen béninois à l’argent aujourd’hui sont sous le prisme du modèle économique libéral qui remonte à l’ère du renouveau démocratique. Il est important de souligner qu’en 1990, le peuple béninois avait soif de la liberté (politique) et manquait du pain (économique). Aussi, les aspirations et inspirations des acteurs de la conférence nationale et du peuple étaient d’avoir comme leaders politiques, des personnes capables de lever des fonds. Dès lors, le modèle d’homme recherché était les financiers maîtrisant les rouages et procédures des institutions de Breton Wood, des banquiers, et plus tard des opérateurs économiques. D’ailleurs, les élections successives organisées depuis 1990 ont confirmé cette volonté populaire pour aller dans le sens de l’option économique faite, relève le conférencier.
En guise de rappel pour approfondir son analyse, le Professeur KPATCHAVI a rappelé que Platon, depuis des siècles, a souligné le paradoxe de la démocratie en attirant notre attention sur le fait que dans ce modèle politique, ce n’est ni le sage, ni l’intellectuel, ni l’homme intègre qui accède au pouvoir. Selon lui, en dehors du peuple de la démocratie, il y a souvent trois catégories d’acteurs qui prennent le pouvoir au peuple : les plus habiles (parole), les plus forts (militaires), les plus riches (argent). Alors, il y a comme un héritage problématique de cette option de gouvernance orientée vers des financiers ou des opérateurs économiques. Et cet héritage se trouve confirmé car le modèle d’homme politique que nous avons eu depuis 1990 et que les élections ont confirmé, c’est celui qui connaît là où se trouve l’argent et/ou celui qui en possède et qui peut faire face à la crise économique. De plus, les modèles de réussites professionnelles et sociales, de familles supposées épanouies ou heureuses sont généralement ceux qui sont riches ou qui se considèrent comme riches. En somme, les exemples dont dispose la génération de 1990 montrent que l’ascension sociale se réduit plus à l’argent qu’à l’incarnation des valeurs sociétales : l’honnêteté, l’esprit de sacrifice, le dévouement, la solidarité et l’amour du prochain, le respect de l’autre et du bien commun, l’obéissance, etc. qui sont souvent mises entre parenthèses ou reléguées au second rang.
Pour illustrer ses propos, le conférencier a relevé quelques points où le rapport à l’argent est patent :
- Argent comme critère du choix de filières d’études par les jeunes. Sur un effectif de jeunes rencontrés, 90% évoquent deux critères : 1. « filières débouchant sur les métiers qui donnent de l’argent » (douane, police, impôts, comptabilité, avocat, huissier, hommes d’affaires, politiciens) ; 2. « filières dont le cycle ne dure pas » (deux ou trois ans).
- Paresse et course à l’argent comme critères de changement professionnel : Fuite de la rigueur, de la qualité et du contrôle pour aller vers la course à l’argent.
- Argent comme critère de choix du candidat aux élections.
- Désacralisation et monétarisation du mariage et des rites funéraires : La « culture de l’enveloppe » (comme style de précision du cadeau accepté) est une dérive qui désacralise l’acte d’union conjugale et projette les futurs mariés dans une relation mercantile à avenir incertain, en lieu et place des valeurs d’amour, d’entraide qui devraient être le fondement du ménage.
- Argent et régulation socioprofessionnelle : L’éthique professionnelle est de plus en plus mise entre parenthèses dans notre pays où les pots de vin ou des promesses de restitution d’une partie de son salaire pendant des années sont les conditions d’obtention d’un emploi. Même dans la promotion professionnelle, les pratiques de cadeaux ou des pots de vin sont parfois systématisées.
- Argent et éducation : Dans le domaine de l’éducation, en dehors des coûts de scolarisation onéreux, des faux frais, des enveloppes aux enseignants et parfois aux administrations, des pensions de répétition se sont institués comme pratiques pour acheter l’attention et des faveurs pour nos enfants.
En nous focalisant sur l’argent au cœur des relations sociales, nous avons progressivement perdu le sens de l’intérêt général, de l’esprit de sacrifice, de solidarité, de l’amour du prochain, du vivre ensemble, de la vocation professionnelle, de l’engagement citoyen, de l’intégrité, etc., affirme le conférencier. Il se pose alors la question de savoir comment reconquérir la primauté des valeurs humaines dans notre relation à l’argent ?
La reconquête de la primauté des valeurs humaines passe par la nécessité de recourir aux systèmes de valeurs propres à nos sociétés. Que faut-il comprendre en parlant de système de valeurs, s’interroge le Professeur KPATCHAVI ?
En effet, le système de valeurs est l’ensemble des croyances, des normes et règles définies, acceptées et partagées par un groupe d’individus ou une société, comme repères ou référentiels de pensées et d’actions. Il définit et hiérarchise les identifiants des attitudes, comportements ou actes pouvant concourir à la cohésion sociale, au bien-être collectif et au développement. En définitive, un système de valeurs constitue un répertoire de référentiels des aspirations et des inspirations des individus pour définir le présent et le futur de la société : l’intégrité, le don de soi, le respect, la discipline, l’honneur, le courage, etc. A la suite de cette revue définitionnelle, le conférencier s’est appuyé sur le système de valeurs du peuple Yoruba pour suggérer des repères susceptibles de contribuer à réorienter l’agir des citoyens. Ledit système repose sur six valeurs hiérarchisées :
- la première, c’est la Sagesse (expériences, connaissance et compréhension) ;
- la deuxième, c’est l’Intégrité (être un homme/une femme de paroles et de caractère. Si vous avez toute la richesse du monde mais manquez d’intégrité, vous ne valez rien) ;
- la troisième, c’est le Courage (un homme capable de se battre et de faire face au danger ; les Yoruba n’ont aucun respect pour les lâches) ;
- la quatrième, c’est le Travail et la profession, avoir un moyen de subsistance visible et connu de tous (une personne doit être identifiée par sa profession qui lui garantit un revenu ou une subsistance légale, approuvée par la société, et non par tricherie ou force) ;
- la cinquième c’est l’Honneur, la réputation publique (c’est pourquoi les Yorubas disent généralement que lorsque vous cherchez de l’argent et que vous rencontrez l’honneur en chemin, vous n’avez plus besoin du voyage, car si vous obtenez de l’argent, vous l’utiliserez toujours pour acheter de l’honneur) ;
- enfin, la dernière est la Richesse ou l’argent, si vous placez l’argent avant les cinq autres, alors vous n’êtes pas considéré dans le pays Yoruba des temps anciens.
En termes de propositions, le conférencier a suggéré quatre pistes à savoir :
- Repenser notre modèle politique et économique pour recentrer le rôle et la place de l’argent dans les relations sociales ;
- Restaurer l’école comme espace de formation à la citoyenneté d’apprentissage du vivre ensemble ;
- Renforcer l’éducation religieuse ;
- Restaurer la famille dans son rôle d’éducation aux valeurs sociétales.
A la suite de l’exposé, un riche débat a été initié avec des questions suivies de réponses et des commentaires faits par quelques participants. On retiendra que toute la problématique de la thématique se résume finalement à la dignité de la personne humaine en ce sens qu’il s’agit de l’épanouissement de tout homme et de tout l’homme, quelle que sa classe sociale, son rang, son profil et son obédience religieuse.
Pour conclure la séance, le Père Colbert GOUDJINOU, Directeur de l’IAJP/CO, après avoir remercié le public venu en grand nombre, le modérateur et le conférencier, a invité toute l’assistance à approfondir les pistes suggérées afin de contribuer au bien-être collectif. Avant la prière de clôture, il a annoncé la prochaine conférence prévue pour le jeudi 08 octobre 2020. Elle portera sur le thème : « Le mouvement syndical : entre combat pour le sens et instrumentalisation politique ». Elle sera animée sous forme de panel par Monsieur Pascal TODJINOU (Ancien Secrétaire Général de la CGTB, Acteur de la Société Civile) et Monsieur José GANDAHO (Journaliste / Entrepreneur)